L’entreprise, entre savoir et réforme – Juin 2018

La loi Pacte (Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises) a suscité en amont de nombreux rapports et articles, en particulier les rapports Notat-Sénard ou Terra Nova. Ces travaux sur la réforme de l’entreprise se réfèrent le plus souvent aux recherches fécondes du Collège des Bernardins. Un colloque conclusif de ces recherches qui ont duré neuf ans s’est tenu en mars 2018 à Paris. Blanche Segrestin, qui a coordonné ces travaux avec Olivier Favereau1 , Armand Hatchuel, Stéphane Vernac et Baudoin Roger, répond à nos questions. Publié sur : Les Cahiers de l’AFCI

Les recherches du Collège des Bernardins ont été engagées en 2009 avec l’objectif d’analyser la crise économique en réinterrogeant les théories de l’entreprise. Qu’avez-vous appris au cours de ces années?

B.S.: Précisons d’emblée que notre approche a été trans-disciplinaire (économie, sciences de gestion, droit, sociologie, etc..). Nous avons constaté un vide théorique et juridique sur la question de l’entreprise. Ce qui nous a conduits à chercher à reconstruire une nouvelle représentation de celle-ci et à proposer de nouvelles normes de gouvernement dont nous souhaitons qu’elles deviennent un modèle européen. Nous avons analysé la crise comme le symptôme d’une « grande déformation » de l’entreprise. La focalisation sur la valeur actionnariale a produit de grands déséquilibres sociaux et environnementaux et a mis en danger l’entreprise elle-même. La limitation de ses investissements, en matière de recherche et de développement notamment, la fragilise au moment où l’on attend qu’elle s’engage sur la transition énergétique par exemple. Ceci n’est pas dû uniquement à la financiarisation – « l’industrialisation » du monde actionnarial –, mais aussi à des représentations théoriques dangereuses pour l’entreprise comme la théorie de l’agence2 . En outre nous avons constaté un vide juridique: le droit ne reconnaît pas l’entreprise, mais seulement la société commerciale. Le chef d’entreprise n’existe pas en droit. Il n’y a que des mandataires sociaux, des représentants des actionnaires. Plus généralement, les chercheurs ont considéré que l’entreprise est un « point aveugle du savoir »: non seulement en droit, mais aussi en théorie économique, en sociologie – qui a plus investigué les relations de travail que l’entreprise elle-même – et en gestion, focalisée sur le management.

Alors, quelles réformes possibles de l’entreprise et sur quoi s’appuient-elles?

B.S.: Nous voyons deux grands blocs parmi les propositions actuelles de réforme de l’entreprise. Elles n’ont pour l’heure pas abouti, faute d’une théorie adaptée de l’entreprise. Il y a d’une part des propositions issues de la théorie dite des « parties prenantes ». Elles cherchent à justifier la représentation de certains intérêts dans les instances de gouvernance. Le problème de cette théorie est le suivant: comment qualifier le périmètre des parties constituantes de l’entreprise? Il manque un principe de constitution et de cohésion de l’entreprise permettant de dire qui participe réellement au gouvernement et bénéficie de l’espace de solidarité ainsi créé. Il y a d’autre part des propositions issues d’approches théoriques envisageant la société comme « separate legal entity ». Elles laissent intact le système de gouvernance de la société commerciale, mais proposent d’étendre la responsabilité des dirigeants à l’égard de nouvelles parties prenantes. Ainsi, les dirigeants ne devraient pas agir dans le seul intérêt des associés, mais dans l’intérêt de la société dans laquelle l’entreprise intervient. C’est ce qu’envisagent les propositions actuelles de réforme du Code civil. Problème de cette théorie: quid de la liberté d’entreprendre et de l’autonomie des associés? L’entrepreneur devrait rester seul juge de ses décisions. Or, ce point ne nous semble plus tenable. On ne peut plus penser la liberté d’entreprendre dans l’action collective indépendamment de normes de responsabilité. Il faut réfléchir à ce que signifie aujourd’hui « bien gérer ». Nous avons besoin de normes de constitution et de gestion.

En quoi les recherches du Collège des Bernardins se distinguent-elles?

B.S.: Il y a l’action collective et il y a l’axe politique. Sur le premier point, nous disons que l’entreprise n’est pas seulement un espace de production, une entité commerciale, c’est un dispositif de création collective. Elle naît de la volonté de construire un futur souhaitable. Il ne s’agit donc pas d’administrer la société, mais de penser un nouvel usage des ressources. L’entreprise n’est plus vue ici comme un lieu où l’on consomme du travail, mais un lieu où les salariés vont entreprendre un processus d’apprentissage collectif. Le travail n’est plus seulement productif, mais aussi constructif. Et les salariés, comme on le dit des seuls actionnaires dans la théorie standard, mettent aussi en jeu leur devenir et prennent des risques. Sur le second point, l’entreprise est un espace politique et pas seulement un nœud de contrats. En interne, il y a un pouvoir de direction qui nécessite un équilibre entre les parties. Mais l’entreprise peut aussi être une multinationale disposant d’une puissance qui peut être supérieure à certains États et participer ainsi à la transformation du monde. Sa responsabilité doit donc être pensée en relation avec ce qu’elle « fait au monde » dans le cadre de l’intérêt public. La théorie politique, proposée pour une entreprise vue comme un acteur politique de la transformation du monde et de création collective, repose, à la fois, sur des normes de constitution et de gestion.

Quelles orientations majeures préconisez-vous ?

B.S. : La codétermination comme norme de constitution de l’entreprise et la mission comme norme de gestion. S’agissant de la première, le groupe de chercheurs animé par Olivier Favereau a constaté un paradoxe : la codétermination, autrement dit la participation des salariés au conseil d’administration, est la forme majoritaire en Europe. Or, elle a été sous-théorisée. La théorie de la création collective que nous défendons considère que, parmi les autres, certaines parties prenantes « constituent » le processus d’action/création collective. Les actionnaires et les salariés, « parties constituantes » de l’entreprise, confient leurs investissements et leurs potentiels d’action à une équipe dirigeante. La codétermination par ces parties constituantes doit donc être la forme normale de gouvernement de l’entreprise. Elle est efficace pour la mobilisation des salariés. Elle va empêcher l’appropriation des résultats par une des parties et rend possible une réelle coopération. La codétermination est légitime parce qu’en autorisant une représentation équilibrée des parties, elle rend acceptable la subordination et le principe d’un gouvernement encadré par la société commerciale. La codétermination est donc bien la norme de constitution de l’entreprise. Quant aux normes de gestion, elles doivent indiquer comment l’entreprise doit prendre en compte aussi l’intérêt de la collectivité où elle se situe. L’entreprise est née à la fin du XIXe siècle du respect de certaines normes managériales de responsabilité, comme la prévoyance et la solidarité, qui n’ont pas été codifiées par le droit. Le devoir de vigilance, instauré récemment par la loi en France pour les très grandes entreprises, nous semble une norme intéressante. Il reconnaît un principe de bonne gestion. On ne peut gérer sans prendre en compte et prévenir les risques qui peuvent être connus. Il faudrait expliciter des principes de responsabilité pour les dirigeants, mais il faut aller plus loin. En raison des risques qu’elles font courir à la société, il est nécessaire de penser la responsabilité des entreprises par rapport aux finalités qu’elles se donnent. En définitive, nous avons considéré qu’une entreprise doit se fixer une mission reliant l’entreprise à l’intérêt général comme norme première de gestion. Elle doit désigner le futur désirable à construire : un principe d’efficacité permettant de mobiliser des capacités d’innovation et de responsabilité par rapport aux enjeux actuels.

À l’issue de cet important de travail de recherche, quelles sont les perspectives?

B.S.: Nous pensons que le corpus que nous proposons, notamment l’institution de sociétés à mission, devrait donner matière à un modèle qui pourrait être le modèle européen de l’entreprise du futur. Un modèle en fait très différent du modèle anglosaxon. L’enseignement ayant trait à l’entreprise devrait par ailleurs être révisé dans le cadre d’un réseau de chercheurs et d’enseignants. Enfin, la recherche doit continuer pour approfondir cette refondation théorique de l’entreprise. 

Propos recueillis par Jacques Viers, administrateur de l’APSE (Association des professionnels en sociologie de l’entreprise)

1 Olivier Favereau, Entreprises : la grande déformation, Parole et silence, Collège des Bernardins, 2014. 2 L’entreprise est ici considérée comme un « nœud de contrats ». Les tenants de cette théorie définissent une relation d’agence « comme un contrat par lequel une ou plusieurs personnes (le principal ou mandant, en l’occurrence l’assemblée générale des actionnaires) engagent une autre personne (l’agent ou mandataire, en l’occurrence les mandataires sociaux) pour exécuter en son nom une tâche quelconque qui implique une délégation d’un certain pouvoir de décision à l’agent » (cf. Jensen et Meckling).